Fermer le portail doucement sur la rue
et attendre
longtemps,
très longtemps.
Attendre encore.
Je l’ai vu dés le samedi matin. Je suis sûr que c’était lui. A un
mètre de moi ou peut être moins. Je faisais le tour du jardin, des pas
dans la première neige répandue durant la nuit, une poudre délicate
qui se soulevait au moindre souffle et qui s’éclairait au soleil. Je
contemplais la nouvelle couleur des branches, l’accumulation des
flocons sur les feuilles du hêtre, je cherchais un angle de vue pour
embrasser tout ça, en tâchant de laisser le moins de trace possible,
en essayant de ne pas tout salir. Je m’intéressais aux petites pommes
rouges, aux seules tâches de couleur et c’est là que je l’ai vu,
soudain, sauter sur une branche, puis sur une autre. J’ai fait un pas
de côté, j’ai écarté une tige du pommier, il avait disparu, sans bruit
d’aile, sans un cri.
Le dimanche soir, dans la cuisine, je commençais à tout ranger, à
remettre la vaisselle dans les placards à couper le gaz, à fermer le
sac poubelle et soudain par la fenêtre une ombre, un mouvement, je ne
sais quoi qui indique de l’activité dans les jardinières. Le temps de
s’accroupir, de saisir l’appareil, de s’approcher sans se faire voir,
d’appuyer sur le déclencheur, de se prendre de plein fouet le contre
jour, l’énorme reflet dans le double vitrage, cela avait pris fin,
sans savoir si ce n’état pas simplement un moineau ou un rouge gorge.
Il faudra attendre, tard le soir, le développement des photos sur
l’ordinateur, de pousser le curseur de contraste au maximum, pour
enfin découvrir sa tête fantomatique, sa petite gueule minuscule de
troglodyte.
Contrairement au charriot motorisé, qui attend une météo plus clémente, je jette l’éponge avec la barrière infra rouge. Pas fiable, trop lente, déclenchement aléatoire qui fait peur aux mésanges et puis le froid qui met à mal les composants et les piles de 9V. Peut être plus tard, peut être avec un autre système plus discret dans le jardin mais équipé de flash. Enfin pas certain non plus.
Pour l’instant, à l’ancienne, planqué derrière la fenêtre à essayer de rester concentré sur l’instant à saisir, malgré les moqueries, malgré le côté ridicule de la situation, malgré l’âge qui avance.
Si on demande à Manu (qui est étroitement lié à l’acquisition et à l’ornement de ce jardin) ce qu’il pense de cette nature qui avait pris un mois d’avance, qui sortait de terre sans se douter que le froid, le vent, la neige était tapis dans l’ombre, attendant patiemment son heure pour tout piéger, si on lui demande ce qu’il risque de se passer, le Manu il répond :
« Ben à mon avis, c’est pas compliqué, là, les cerises, on peut dire qu’elles sont déjà cueillies, comme qui dirait ».
C’est une expression qui me fait sourire tant je suis incapable de me projeter jusqu’au mois de juin, quand on en sera à les pleurer les cerises.
– C’est trop beau, dit la plus petite qui voudrait tendre la main hors de la voiture. On dirait qu’ils foncent droit sur nous
– Ouais, pas la peine de faire toute une histoire pour un phénomène climatique, dit l’autre fille, la plus revêche
– Enfin quand même, ce n’est pas tous les jours qu’il neige, dit le père, qui garde les yeux fixés sur ces points blancs qui pénètrent la zone éclairée par les phares pour venir danser sur le pare-brise et s’envoler de plus belle
– Tout de même, ce n’est pas un cyclone ou un raz de marée, dit celle qui insiste et qui voudrait peut être bien qu’un cyclone nous balaye tous,
– C’est trop beau répète la petite qui s’excite sur son siège
– D’abord le raz de marée n’est pas un phénomène climatique, remarque celui qui veut faire le malin,
– Ce qu’il faut c’est ne pas freiner, préviens celle qui commence à se crisper derrière le volant,
– Ouais enfin il n’y a pas de quoi s’extasier pour si peu. D’ailleurs j’aimerai bien dormir moi si personne n’y voit d’inconvénient,
– Ne pas accélérer non plus,
– Cela tombe encore plus fort,
– Assied toi donc,
– Eh ! Un peu de silence ! Voilà, il neige, c’est bon quoi !
– A ce train là on n’est pas arrivé,
– Cela se calme… Non cela reprend !
– Regardez sur la route, on dirait que la neige danse tant elle est légère !
– C’est trop beau,
– Chut !
– De la vraie poudreuse,
– Mais pas moyen de faire de bonhomme de neige avec ça demain.
– Manquerait plus que ça de faire des bonhommes de neige, j’espère que vous ne comptez pas sur moi ! Oh, regardez ce champ comme c’est beau !
Il fallait compter sur deux jours froids. Un vrai changement, nous étions nombreux à avoir abandonné l’idée d’un hiver pour cette année, à avoir fait une croix sur le moindre flocon et voilà que ce matin le jardin était soudainement blanc, pétrifié et le sol dur. Le soleil, qui s’était fait discret cette dernière quinzaine, dessinait des ombres gigantesques autour des arbres, l’eau de la coupelle où viennent boire les oiseaux était gelée, il y avait un étrange silence. Par chance j’avais un bonnet logé dans mon blouson, je l’ai enfilé, remis mes mains dans mes poches et balançait avec ma bouche des volutes en direction de la lune qui brillait en plein jour, pile à la hauteur des branches du tilleul. La table de pierre était un rond blanc, le ying sans le yang et je me suis mis au travail.
Les filles pouvaient rigoler derrière la fenêtre et la fumée de leur chocolat chaud, j’espérais quand même qu’elles en retiendraient certaines choses, j’espérais que l’idée qu’il peut être bon de passer un moment dehors, même s’il fait guère plus de zéro, pourrait se nicher dans leurs petites têtes.
J’ai décollé la soucoupe de la table comme on retire le sparadrap d’un genou, à l’intérieur l’eau formait une patinoire minuscule. J’ai écarté les bords en plastics dans tous les sens pour décoller la glace mais elle tenait bon. Je suis rentré, sans faire attention aux regards interrogateurs ou moqueurs, j’ai rempli une bouteille d’eau assez chaude mais pas trop pour ne blesser personne, j’ai embarqué une veille éponge et suis ressorti en prenant soin de ne pas fermer la porte et vérifier que l’air frais ne les laissait pas indifférentes. Dans un craquement, un bruit à inquiéter le dernier ours polaire, la glace c’est détachée en un seul morceau dés le premier contact avec l’eau chaude. J’ai gardé ce disque compacte en main le plus longtemps possible, je me demandais où pouvaient bien être mes gants, puis je l’ai lâché au soleil, au pied du if. J’ai récuré la soucoupe, je l’ai rincé et remplie d’eau tiède, la fumée qui s’en dégageait voletait dans l’air, lançait des appels partout aux alentours.
Papa, papa, regarde, regarde, il a neigé cette nuit !
Non, non, c’est juste le givre sur la pelouse.
Mais, si regarde, c’est tout blanc, il a neigé, c’est de la neige !
Non, je te dis. C’est du givre, il a fait très froid, alors du givre s’est formé…
Non, non, c’est tout blanc, c’est l’hiver, c’est de la neige !
Ecoute, la neige elle tombe du ciel, là, c’est juste de l’eau…
Parce que la neige ce n’est pas de l’eau ?
Si si, mais il faut un nuage, tu comprends, de l’eau qui tombe des nuages et se transforme en neige à cause du froid, là c’est de l’eau, enfin de la vapeur d’eau…
Comme des nuages ?
Oui, mais….
Mais ?
Mais ce n’est pas pareil, ça se dépose, cela ne tombe pas, comme ça, du ciel, bon sang, tu m’écoutes, tu vois la différence, ce n’est pas de la neige !
…
…
Ok.
Ok ?
Ok.
Bon alors tant mieux.
…
Ouais, enfin ton nuage il est nul.
Ouais, grave.
Ouais !